Des éoliennes dans mon jardin ?

[🧐 Analyse]

Au cœur du pays du Trièves, territoire de moyenne montagne situé au sud de Grenoble entre le Vercors et le Dévoluy, se trouve la commune nouvelle de Châtel-en-Trièves, nommée ainsi en écho à la montagne qui la surplombe, le Châtel. Issue de la fusion en 2017 des communes de Cordéac et de Saint Sébastien, elle s’étend sur 48 km² et compte 500 habitants.

Fanny Lacroix, maire de Châtel-en-Trièves depuis 2020 et vice-présidente de l’Association des maires ruraux de France (AMRF) en charge de la transition écologique a accepté de nous recevoir en janvier dernier pour échanger sur les enjeux de transition énergétique et de citoyenneté active à l’échelle communale. Nous proposons dans cet article un retour sur cet entretien et sa mise en perspective dans un contexte national de développement des EnR (énergies renouvelables).

Portrait de Fanny Lacroix © degré

Le développement des EnR : une trajectoire nationale qui fait consensus

« Pour atteindre la neutralité carbone, il est nécessaire de décarboner totalement la production d’énergie à l’horizon 2050 et de se reposer uniquement sur les sources d’énergie suivantes : les ressources en biomasse (déchets de l’agriculture et des produits bois, bois énergie…), la chaleur issue de l’environnement (géothermie, pompes à chaleur…) et l’électricité décarbonée. »

Stratégie Nationale Bas Carbone – SNBC

Dans le prolongement de la Loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte (LTECV – 2015) et de la loi Energie Climat (2019), la trajectoire française pour la neutralité carbone en 2050 exprimée dans la SNBC et dans la Programmation Pluriannuelle de l’Energie (PPE) met en avant le développement massif et rapide des énergies renouvelables sous toutes leurs formes (en parallèle de la maîtrise de la consommation énergétique par la sobriété et l’efficacité). Ainsi, la PPE dans sa mise à jour de 2023 prévoit une augmentation de plus de 70 % de la capacité installée des énergies renouvelables électriques et de plus de 35 % de la production de chaleur renouvelable par rapport à 2014, en vue d’atteindre 32 % d’énergies renouvelables dans la consommation finale d’énergie en 2030.1

Cette trajectoire semble faire consensus auprès des Français. Le sujet des énergies renouvelables est de plus en plus présent dans les médias – en partie via l’action du Syndicat des Énergies Renouvelables 2 – et le grand public est davantage à l’écoute de ce sujet, en particulier suite à la crise énergétique liée au conflit en Ukraine et à travers une prise de conscience plus marquée de la crise climatique.

Ainsi, un sondage ELABE pour Les Échos / Institut Montaigne réalisé en novembre 2021 indiquait que pour les Français, les énergies renouvelables sont à 82 % « l’avenir », 79 % « propres » et 74 % « sûres ». Cette appréciation est partagée parmi toutes les catégories de la population. Les énergies renouvelables font très largement consensus comme solution utile pour lutter contre le réchauffement climatique – plus de 87 % des Français jugeant utile d’amplifier le développement des énergies renouvelables pour lutter contre le réchauffement climatique – mais aussi comme levier de création d’emplois dans les territoires et comme moyen de renforcer l’indépendance énergétique de la France.3

Le ton est donné à l’échelle nationale : les énergies renouvelables sont appelées à s’inscrire de plus en plus dans le paysage français, et les Français y sont a priori favorables. Toutefois, même si les émissions de gaz à effet de serre liées à la production d’énergie sont inférieures au budget carbone indicatif sur la période 2019-2022, plusieurs retards sont observés, avec trop d’énergie fossile utilisée pour produire de l’électricité, et un développement insuffisant des énergies renouvelables et du biométhane.4

Le développement des EnR : des frictions à l’échelle locale

« Depuis au moins une dizaine d’années, l’urgence écologique recompose le paysage des acteur.ices qui s’emparent des enjeux énergétiques, dans un double mouvement. L’énergie fédère et divise, engageant des assemblages singuliers, des alliances inexplorées et de nouveaux rapports de force. L’aspiration – ou la nécessité – à prendre prise sur des questions qui affectent de manière directe nos milieux et conditions de vie agrège des collectifs pluriels, hétérogènes et en reconfiguration permanente. »

Faire communautés énergétiques, Recueil d’expériences à destination des assises des énergies renouvelables citoyennes », Coop des Milieux (ed.), octobre 2023

Les territoires ruraux se disent prêts à relever le défi de la transition écologique, au regard notamment des ressources naturelles et du foncier dont ils disposent5 (la ruralité représente 88% du territoire national), et à produire de l’énergie afin de pourvoir aux besoins des territoires urbains. Mais dans les faits les élus locaux sont démunis face à ces enjeux, peu formés et peu accompagnés face à des questions techniques complexes, des acteurs nombreux et une population à rassurer, convaincre et embarquer dans un projet dont la réussite devra être collective.

De même, si la population française est favorable au développement des énergies renouvelables à l’échelle nationale6, on observe des levées de bouclier lorsqu’il s’agit d’implanter ces infrastructures localement. Les oppositions locales mettent souvent en avant la « protection des paysages » 7 ou celle du patrimoine. Ce sujet particulier de l’intégration patrimoniale et paysagère des EnR est l’un des freins majeurs au développement de ces énergies. Malgré des initiatives8 qui vont dans le sens d’une conciliation de ces deux politiques publiques majeures (énergie et patrimoine), le dialogue entre les différentes parties semble encore difficile.9

Carte des installations de production d’électricité en France,
©
Bilan électrique 2019 – RTE

Carte de la densité de bâtiments monuments historiques par commune,
© Data gouv 2013 – Wikimedia Commons

Des éoliennes à Châtel-en-Trièves ?

Retour dans le Trièves.

En 2020, l’équipe municipale fraîchement élue menée par Fanny Lacroix est démarchée par un développeur de projets éoliens qui propose d’étudier la possibilité d’installer une production d’EnR sur la commune. Pour la maire et son équipe, il est indispensable de consulter la population pour se prononcer, d’autant plus que cette proposition ne figurait pas dans le programme municipal. Fanny Lacroix saisit donc cette proposition de projet éolien comme une opportunité pour amener les habitants et habitantes de Châtel à s’informer, se former, échanger et se positionner sur les questions de transition écologique, et plus particulièrement de transition énergétique à l’échelle de leur commune.

L’exercice n’est pas simple. Il demande du temps, de l’énergie, de la pédagogie, pour parvenir à embarquer un maximum d’habitants dans la réflexion, et fournir à chacun et chacune une vision globale. Car en effet, au-delà de la question de savoir si l’on souhaite ou non voir s’implanter des éoliennes dans le paysage de son village, doivent être abordées, entre autres, des questions de résilience énergétique du territoire – quelle énergie est consommée aujourd’hui, provenant de quelle source, avec quels impacts ? – , des questions relatives aux finances de la commune – la production locale d’énergie peut-elle être une réponse à la baisse des dotations de la commune alors que les demandes de services de la part des habitants sont en hausse ? – , ou encore des questions de gouvernance – est-il préférable que le projet soit géré par un opérateur privé ou par la commune ?

Pour que les habitants puissent se prononcer sur le sujet de la manière la plus éclairée possible, des présentations et des conférences sont proposées, des études techniques complémentaires sont réalisées. Après 2 ans de débat public sur la question, les habitants se prononcent finalement contre le projet éolien. Il n’y aura donc pas d’éoliennes à Châtel-en-Trièves.

Panorama sur le Châtel (à gauche) et l’Obiou (à droite), deux massifs iconiques du Trièves © Lucie de Gaulmyn

La transition écologique : une occasion de revivifier le débat public

« Le message est clair et a été compris. À ce jour, les citoyens de Châtel-en-Trièves ne sont pas prêts à accueillir des éoliennes pour engager la transition énergétique. L’indicateur clé pour l’avenir, ce sont les 47% qui ne se sentent pas encore prêts à exprimer un positionnement. Je retiens de ce chiffre que nous devons continuer le travail d’apprentissage autour des enjeux de la transition écologique, et que chacun prenne conscience de l’importance de sa voix sur de tels sujets d’avenir. Nous devons continuer à promouvoir une société de l’engagement. »

Fanny Lacroix, maire, lettre aux citoyennes et aux citoyens de Châtel-en-Trièves, 23 novembre 2023

Au-delà du résultat de cette consultation, ce que nous retenons de l’exemple de Châtel-en-Trièves est la nécessité de se saisir des enjeux de transition écologique pour faire vivre le débat public et revivifier la démocratie locale.

La transition écologique nous met collectivement face à des choix de société : dans quels paysages voulons-nous vivre ? Quels modes de vie voulons-nous adopter ? Avec quels équilibres économiques et sociaux ? Nous devons répondre collectivement à ces questions, pour que les orientations fixées à l’échelle nationale ne soient pas vécues comme des contraintes, mais qu’elles intègrent avec justesse les spécificités des territoires.

Même si le projet éolien n’a pas abouti à Châtel-en-Trièves, ce travail de 2 ans avec les habitants et acteurs de la commune autour des enjeux énergétiques a été riche en enseignements, et a facilité les débats ultérieurs portant sur la définition des zones d’accélération des énergies renouvelables à l’échelle communale10. La commune aura ainsi avancé dans la direction d’une moindre dépendance aux énergies fossiles et du déploiement des énergies renouvelables sur son territoire, tout en impliquant l’ensemble de la population.

Exemple de zone identifiée pour le développement d’ombrières photovoltaïques dans le cadre de la définition des zones d’accélération de production d’énergies renouvelables sur la commune de Châtel-en-Trièves © Châtel-en-Trièves

Au-delà du débat public : la citoyenneté active ?

« Ce que nous cherchons à développer à Châtel-en-Trièves, c’est une citoyenneté active face aux enjeux de transition. Ce que nous nommons citoyenneté active, c’est la capacité à agir au plus près de chez soi sur les sujets environnementaux mais aussi sociaux, au travers de multiples formes et formats d’action, afin de valoriser toutes les initiatives et que chacun, chacune, puisse trouver le mode d’action qui lui convient. »

Fanny Lacroix, maire de Châtel-en-Trièves, lors de notre entretien du 23 janvier 2023

Cette vision de la participation citoyenne présentée par Fanny Lacroix pendant notre entretien résonne avec nos convictions et nos pratiques. En effet, au-delà de la nécessaire place à redonner au débat public, nous sommes persuadés à l’instar de Fanny Lacroix que la participation à la vie démocratique peut prendre d’autres formes, pour donner aux citoyennes et citoyens la possibilité d’exprimer leur citoyenneté autrement qu’en prenant part à une réunion publique, un format devenu incontournable aujourd’hui. Animer un café associatif dans l’ancien bâtiment de la mairie, reboiser un terrain communal en friche, organiser une balade le long d’un cours d’eau menacé par le changement climatique… sont autant de manières de reprendre goût à la citoyenneté en la « matérialisant » dans l’espace public.

Il ne s’agit pas de remplacer le besoin de services publics par du bénévolat citoyen, mais de multiplier les occasions de dialogue et de rencontre entre citoyens et élus au-delà des calendriers électoraux ou de projet – dont les rencontres semblent toujours arriver trop tard pour que les décisions qui en émanent soient véritablement collectives. Le but est de prendre l’habitude de se parler, d’exprimer son désaccord, de trouver des terrains d’entente, avant même d’avoir une décision collective à prendre, tout en acceptant le fait que l’on puisse se tromper, ensemble.

Ainsi, à Châtel-en-Trièves, si le café associatif a finalement été repris par des professionnels, cette expérimentation a fait émerger une volonté d’animation collective dans la commune. Pour répondre à ce besoin, un poste à temps partiel dédié aux enjeux de citoyenneté et d’animation citoyenne a été créé au sein de la mairie, dont l’un des rôles est de coordonner l’association Chatelvillage, qui regroupe habitant.es, élu.es, associations et acteur.ices économiques.

Schéma explicatif de l’association Châtelvillage © Bulletin municipal « L’écho du Châtel », décembre 2023

La représentation spatiale des enjeux écologiques, une compétence des architectes et urbanistes

En tant qu’architectes et urbanistes, les contradictions entre enjeux énergétiques et patrimoniaux présentés au début de cet article font partie de notre quotidien. Comme nous l’évoquions encore récemment avec nos confrères de l’agence DLAA11, nos métiers et nos projets doivent concilier des objectifs parfois contradictoires.

Comment pousser au développement du bois énergie dans une ville de taille modérée qui s’inquiète du flux de camions que pourrait générer l’implantation d’une chaufferie biomasse dans son centre-ville ?

Comment améliorer la performance énergétique et le confort des occupants d’un bâtiment historique, quand son niveau de protection patrimoniale nous interdit de modifier les façades et les intérieurs ?

Comment prendre soin du patrimoine architectural en cœur de bourg et veiller à la préservation du patrimoine naturel tout en implantant des installations de production d’énergies renouvelables ?

Autant de questions que nous ne pouvons résoudre seuls : ces sujets doivent faire l’objet d’un débat public, ce qui demande de former élus et habitants pour permettre la tenue d’un dialogue éclairé dans lequel il faut accepter et faire vivre la controverse. Mais si nous pensons qu’un débat public est indispensable, nous sommes persuadés que les outils de l’architecture et de l’urbanisme, parce qu’ils permettent de représenter les impacts d’un projet à l’échelle locale, de les rendre visibles et concrets, sont essentiels pour faciliter ce débat public.

Ainsi, cartographier et réaliser des illustrations de plusieurs scénarios d’implantation de dispositifs de production d’énergies renouvelables sur un territoire permet de comparer les surfaces qu’ils occupent, les changements qu’ils impliquent (création d’un nouveau réseau électrique, réduction de la surface agricole…), de faire le lien avec d’autres problématiques, de comprendre leur impact visuel, leur taille, etc. De la même manière, illustrer (par le biais de collages, de montages photos…) les aménagements possibles d’un espace public pour l’adapter au changement climatique permet de rendre visible et compréhensibles par tous les transformations envisagées et leurs implications spatiales. Le débat public est ainsi facilité et plus serein, chacun et chacune ayant pu visualiser l’ensemble des impacts induits par les différents scénarios imaginés.

Proposition d’intégration architecturale et paysagère d’éoliennes © Exposition Energies Légères (usages, architectures, paysages), Pavillon de l’Arsenal, nov.2023-mar.2024

Ainsi, face aux incertitudes inhérentes à la crise climatique que nous traversons, nous sommes persuadés que les architectes et urbanistes, grâce à leur capacité à représenter dans l’espace les enjeux écologiques, peuvent aider les parties prenantes à visualiser les impacts de ces enjeux à l’échelle locale, pour favoriser la tenue d’un dialogue constructif entre l’ensemble des acteurs, et aider à l’élaboration collective de solutions pertinentes pour le territoire concerné.

« L’énergie a besoin d’architecture. […] mobilisez les architectes, les paysagistes, les urbanistes pour façonner la transition énergétique. […] Aujourd’hui, pour réussir le nécessaire déploiement des énergies renouvelables, doivent être imaginés une nouvelle intégration paysagère, une nouvelle esthétique post-carbone et post-pétrole, une nouvelle architecture »

Marion Waller, directrice générale du Pavillon de l’Arsenal, en introduction à l’exposition « Energies légères. Usages, architectures, paysages », Pavillon de l’Arsenal, 2023.

  1. https://www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/PPE%20Brochure.pdf ↩︎
  2. https://lareclame.fr/wundermanthompson-moteurs-changement-syndicat-energies-renouvelables-286597 ↩︎
  3. https://energie-partagee.org/les-francais-plebiscitent-les-energies-renouvelables-pour-lavenir-energetique-du-pays/ ↩︎
  4. https://www.hautconseilclimat.fr/wp-content/uploads/2023/10/HCC_Rapport_GP_2023_VF_cor-1.pdf ↩︎
  5. Grand Atelier des maires ruraux pour la transition écologique, AMRF, 2023 : https://www.amrf.fr/wp-content/uploads/sites/644/2023/12/AMRF_LivrableGA_def.pdf ↩︎
  6. 60% des Français se disent favorables à l’implantation d’éoliennes dans leur région, Sondage IFOP pour le SER, 2021 : https://energie-partagee.org/les-francais-plebiscitent-les-energies-renouvelables-pour-lavenir-energetique-du-pays/ ↩︎
  7. Par exemple, l’association pour la protection des paysages et de l’environnement entre Beauce et Perche https://www.ppeebp.org/  ↩︎
  8. Actions, guides et recommandations conjointes du Ministère de la Culture et du Ministère de la Transition écologique ; étude de la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies… ↩︎
  9. Voir notamment la lettre adressée au Président de la République par la présidente du Conseil national de l’Ordre des architectes, Sites & Cités remarquables de France, l’Association des Architectes des Bâtiments de France (…) pour défendre l’avis conforme de l’ABF concernant l’installation de panneaux photovoltaïques en centres historiques, dans le cadre de la loi « production des énergies renouvelables » : https://www.architectes.org/actualites/lettre-ouverte-au-president-de-la-republique ↩︎
  10. Dans le cadre de la loi sur l’accélération de la production d’énergies renouvelables du 10 mars 2023, les communes françaises doivent faire remonter des zones prioritaires sur lesquelles elles approuvent l’implantation de projets d’énergie renouvelables. ↩︎
  11. DLAA, architectes restaurateurs de monuments historiques, rédacteurs de plans de protection patrimoniaux et accompagnateurs de permis de construire éoliens et photovoltaïques : https://dlaa.archi/ ↩︎

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